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Maryline Mahieu, scénariste, script-doctor
21 novembre 2022

INTEGRITE ARTISTIQUE

L'artiste veut que son univers apporte du plaisir et soit aimé du plus grand nombre.  

Vous adhérez à son univers ? L'artiste est heureux et vous aime en retour.

Vous n'adhérez pas, l'artiste est malheureux et peut vous bouder. 

Cette réaction ressemble à de l'ego froissé mais pour moi, c'est autre chose. C'est l'angoisse de ne pas être aimé. 

Prenons le cas de l'auteur. Son scénario est critiqué et on lui propose, pour l'améliorer, des idées qui ne sont pas les siennes et qui vont faire dévier le sujet traité de son axe initial. C'est une souffrance terrible. L'auteur va résister, s'adapter ou s'effondrer. C'est un point brûlant d'intégrité. L'auteur a le sentiment pénible que son univers se délite et qu'est-ce qu'un univers artistique sinon la personne elle-même ?

De ce que j'ai observé, ceux qui ne trahissent pas leur univers sont peut être moins riches et moins célèbres mais beaucoup plus stables et respectés. Ceux qui acceptent gagnent très bien leur vie mais sont souvent aigris car on leur manque plus facilement de respect.

Cela se passe ainsi. De très nombreux interlocuteurs diront à l'auteur qu'il n'a pas écrit ce qu'il aurait dû écrire. Qu'il aurait dû écrire ce qu'ils pensent EUX de son sujet ! Sujet, soit dit en passant qui ne leur aurait peut être jamais traversé l'esprit avant de découvrir le scénario de l'auteur.

Une histoire ramène souvent une personne à un vécu personnel et si ce vécu est trop éloigné de celui traité dans le scénario, le lecteur peut décrocher. Il dit que "ce n'est pas possible". Il est convaincu que l'histoire aurait été bien meilleure si vous l'aviez traitée comme il l'imagine, lui.

Pour imager ce propos, voici le fruit d'une intégrité artistique : "La colombe de la paix" de Monsieur PICASSO.

picasso24

 

 Imaginez que ce tableau est un scénario et regardez ce qu'il peut advenir du fait des multiples intervenants qui le lisent :

1) Le producteur dit qu'un ciel sans soleil n'est pas un ciel...

2) Le distributeur dit qu'un ciel bleu serait beaucoup mieux...

3) Le co-producteur dit qu'il faut rajouter quelques oiseaux...

4) Le diffuseur dit que la fleur dans le bec de la colombe devrait être une violette..

5) Un financier dit qu'on devrait montrer la terre...

6) Un acteur pense que l'ensemble serait tellement plus joyeux si on ajoutait une fleur rouge...

 

picassob24

 

 L'auteur est habituellement submergé et meurtri à l'écoute de tous ces points de vue différents. Ce n'est pas du tout l'idée qu'il avait de sa colombe. Il était persuadé que le noir et blanc et la sobriété du trait allaient créer un impact émotionnel très fort. A partir de là, il doit prendre le recul nécessaire pour sortir du doute et tourbillon émotionnel dans lequel ces critiques l'ont plongé.

Soit il considère que ces six nouvelles idées vont enrichir son projet, soit il considère qu'elles vont l'altérer et qu'il va disparaître en tant qu'auteur (la Colombe ne sera plus son idée mais celle de tout le monde).

S'il admet que les nouvelles idées apportent un plus et nourrissent son projet, il passera par une phase durant laquelle il se demandera pourquoi, lui l'auteur, n'a pas songé tout seul à ces apports. Il peut ressentir un sentiment d'échec, douter de ses qualités d'écriture et finir par se rabaisser. Ce qui serait une terrible erreur sur le plan personnel et professionnel.

On doit laisser à l'auteur le temps de prendre le recul nécessaire pour décider en son âme et conscience de ce qu'il advient de faire en pareilles circonstances. Il lui faut absolument faire la disctinction entre les scénarios alimentaires (commerciaux) et les projets personnels. S'il décide que le sujet qu'il a développé peut être mis dans la catégorie alimentaire, il s'adaptera et fera les changements demandés pour que le film voit le jour.

A contrario, si ce projet est personnel, il faut qu'il garde son intégrité. Il n'y a pas de souffrance pire que celle d'un univers piétiné.  Quand vous violez votre intégrité artistique sous la pression, sachez que le criminel, c'est vous. C'est terrible à entendre, j'en conviens.  C'est VOUS qui vous vous êtes laissé déposséder. Pour que le projet voit le jour, vous avez accepté qu'on en change la nature profonde. Vous avez accepté qu'on nivelle vos vallées intérieures et terrasse vos arbres. Vous êtes devenu votre propre ennemi et ce, même si la pression sur vous a été indigne et abjecte (je sais, par expérience, qu'il est très dur de garder son intégrité artistique face à des décisionnaires convaincus que vous êtes passé à côté de votre sujet).

Lorsque des propositions et des arguments nous déstabilisent et nous font douter, nous devrions, pour prendre du recul, nous poser cette question : 

- Avec ce projet, est-ce que je fais de l'alimentaire ou de l'artistique ?

Ce choix, fait en toute conscience, permet de rester serein et donne les armes qui permettent de faire face à la pression.

Ah oui ! Oubliez toute de suite la question "Est-ce que je deviendrai connu si j'accepte les modifications demandées ? " parce qu'un scénariste, quelque soit son talent, est rarement mis en avant. Il faut le savoir et l'intégrer.

Bon, maintenant imaginons que l'auteur accepte les modifications sur le script.  Regardons d'un peu plus près ce qu'il va se passer.

Un scénario est un château de cartes avec une architecture propre à la vision de l'auteur. Retirez une carte (un axe) et tout s'effondre.

A moins d'un miracle, il n'y a pas d'autre solution, lorsque l'on veut faire des changements substantiels que de casser et reconstruire le château... C'est un énorme travail méthodologique dont bien peu saisissent l'ampleur. 

Le "Et si on enlevait ce personnage ?" prononcé sur un ton léger est un vrai coup de bulldozer tant les conséquences du retrait d'un protagoniste peuvent être lourdes sur le déroulement d'une histoire.

Le travail de réécriture prend beaucoup de temps et demande beaucoup de minutie et de méthode. Enfin arrive le jour où l'auteur rend le nouveau scénario...

Le ciel blanc est devenu bleu, le soleil brille, la colombe a une violette dans le bec, il y a des fleurs, des oiseaux... Ce n'est plus son sujet mais bon, si c'est la seule alternative pour que le film se fasse...

Le réalisateur relit alors le texte et annonce qu'il a eu une idée géniale dans la nuit ! Un aigle dans un ciel nuageux serait beaucoup mieux et crèverait l'écran !

Et voilà un nouveau château de cartes péniblement reconstruit qui vole en éclats !

aigle

 

Si le scénariste, à ce stade du projet, baisse les bras, totalement découragé, on va dire de lui qu'il n'a aucun esprit d'équipe et qu'il freine le projet (!)

Est-on bien conscient des efforts qu'il a fournis jusqu'ici ?  Il avait déjà tiré un trait sur son univers pour faire de l'alimentaire et voilà qu'on lui demande à nouveau de tout casser ? S'il n'arrive pas à se remettre au boulot, selon les contrats passés, on le vire ou on lui adjoint un co-auteur frais qui va mettre en scène l'aigle demandé.

Même si le film avec l'aigle est un succès, le scénariste continuera à songer en secret à sa petite colombe...

Et si le film avec l'aigle ne marche pas, le scénariste se demandera pendant longtemps, et avec amertume, si sa petite colombe, sobre sur simple fond blanc, n'aurait pas emporté, elle, l'adhésion du public...

Aigle ou colombe, le public est TOUJOURS le seul vrai juge d'une oeuvre.

Conclusion: accepter que son scénario soit enrichi est une preuve d'intelligence, accepter de le dénaturer, c'est aller contre son intégrité et c'est se condamner à souffrir...

 


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